SoutH2 Corridor : comment l’Algérie se prépare à inonder l’Europe d’hydrogène vert

0
SoutH2 Corridor : comment l’Algérie se prépare à inonder l’Europe d’hydrogène vert

Alger, envoyé spécial – L’hydrogène vert, longtemps perçu comme un pari lointain, devient une réalité tangible pour l’Algérie et plusieurs pays européens. Le projet SoutH2 Corridor, qui réunit l’Algérie, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, ambitionne de transporter jusqu’à 4 millions de tonnes par an d’hydrogène « propre » vers le cœur de l’Europe. Soutenu par de grands acteurs de l’énergie, ce gigantesque chantier promet de redessiner la carte de l’approvisionnement énergétique sur le Vieux Continent, tout en offrant à l’Algérie une nouvelle manne financière et un rôle pivot dans la transition bas-carbone.

Alors que les discussions s’intensifient et que les accords se multiplient, il devient essentiel de comprendre la portée, les enjeux et les défis de cette initiative. En quoi consiste exactement le SoutH2 Corridor ? Pourquoi l’Algérie se positionne-t-elle comme leader sur ce segment ? Et quelles retombées pour les pays participants ? Enquête sur un mégaprojet qui pourrait bien marquer un tournant décisif dans la géopolitique de l’énergie.

Un couloir énergétique reliant l’Algérie à l’Europe : le principe du SoutH2 Corridor

De l’hydrogène vert produit en Algérie…

Le concept du SoutH2 Corridor repose sur une idée relativement simple dans sa formulation, mais ambitieuse dans sa mise en œuvre : produire de l’hydrogène vert (c’est-à-dire un hydrogène obtenu via un procédé d’électrolyse de l’eau alimenté par des énergies renouvelables) sur le sol algérien, puis l’exporter vers l’Europe via une infrastructure de transport terrestre et maritime. D’après les plans dévoilés par Sonatrach, la compagnie nationale d’hydrocarbures, l’Algérie dispose d’atouts naturels majeurs pour ce type de production. L’ensoleillement quasi permanent de ses régions sahariennes offre un potentiel solaire gigantesque, permettant d’envisager des coûts de production nettement inférieurs à ceux constatés en Europe.

…Vers l’Allemagne, l’Italie et l’Autriche

Le corridor énergétique, imaginé par les industriels et les décideurs politiques, emprunterait le chemin de gazoducs existants, auxquels s’ajouteraient de nouvelles installations pour s’adapter aux exigences de l’hydrogène. Dans la configuration visée, l’Algérie acheminerait l’hydrogène à travers la Tunisie, puis l’Italie, avant de remonter vers l’Autriche et enfin l’Allemagne. Au total, jusqu’à 4 millions de tonnes d’hydrogène vert par an pourraient transiter, de quoi répondre en partie à la demande grandissante de l’Union européenne en matière d’énergie décarbonée.

Le contexte : l’Europe en quête de nouvelles sources d’énergie propre

La transition énergétique au cœur des politiques européennes

Depuis plusieurs années, l’Union européenne s’est engagée dans une course effrénée pour réduire sa dépendance aux énergies fossiles et réaliser sa transition bas-carbone. Les tensions géopolitiques, la volatilité des prix du gaz et les impératifs climatiques ont poussé les États membres à diversifier leurs approvisionnements et à encourager l’émergence de nouveaux vecteurs énergétiques, dont l’hydrogène. Devenu le symbole d’une industrie plus verte, l’hydrogène pourrait remplacer à terme une partie du gaz naturel dans le mix énergétique, en alimentant par exemple l’industrie sidérurgique, la pétrochimie ou encore le secteur des transports lourds.

Les motivations de l’Allemagne, de l’Autriche et de l’Italie

  • L’Allemagne, pilier économique européen, s’est fixée des objectifs ambitieux pour réduire ses émissions de CO2. Dépendante historiquement du gaz russe, elle cherche d’urgence à sécuriser de nouvelles sources énergétiques, tout en respectant ses engagements climatiques. L’hydrogène vert, produit dans des zones à fort potentiel solaire, présente un intérêt stratégique évident.
  • L’Autriche, malgré ses ressources hydrauliques conséquentes, regarde aussi vers l’hydrogène pour décarboner son industrie. Sa proximité géographique avec l’Italie et l’Allemagne en fait un point de passage naturel pour ce corridor énergétique.
  • L’Italie, qui partage une longue histoire de coopération énergétique avec l’Algérie via le gazoduc Transmed, voit dans le SoutH2 Corridor l’occasion de renforcer son rôle de hub gazier méditerranéen et de sécuriser des approvisionnements décarbonés. Le projet de relance du gazoduc Galsi, évoqué par le président Abdelmadjid Tebboune et la cheffe du gouvernement italien Giorgia Meloni, s’inscrit dans cette dynamique plus large de création d’infrastructures adaptées aux nouveaux besoins.

Pourquoi l’Algérie se lance dans l’hydrogène vert

Historiquement, l’économie algérienne repose en grande partie sur l’exportation d’hydrocarbures (pétrole et gaz). Consciente de l’évolution du marché mondial, l’Algérie cherche à anticiper la diminution progressive de la demande de combustibles fossiles dans les décennies à venir. Le développement de l’hydrogène vert apparaît donc comme un moyen de sécuriser des revenus sur le long terme.
« Avant de se lancer dans l’industrie de l’hydrogène, nous voulons d’abord assurer des marchés pour notre future production », avait déclaré Rachid Hachichi, PDG de Sonatrach, en octobre dernier. Une stratégie qui consiste à garantir la demande avant d’engager massivement des capitaux dans la construction d’usines et de fermes solaires.

Des atouts naturels et techniques majeurs

  • Ensoleillement : le Sahara algérien est l’une des zones les plus ensoleillées de la planète, permettant l’installation de centrales solaires à haut rendement.
  • Infrastructures existantes : l’Algérie dispose déjà d’un réseau de gazoducs vers l’Europe (Transmed, Galsi en projet), ce qui facilite la conversion ou l’ajout de conduites dédiées à l’hydrogène.
  • Compétences industrielles : grâce à Sonatrach et à un savoir-faire accumulé dans l’exploitation des hydrocarbures, l’Algérie possède une base industrielle et des ingénieurs capables de relever les défis technologiques liés à la production et au transport de l’hydrogène.

Des coûts de production très compétitifs

Selon les estimations avancées par Sonatrach, l’hydrogène vert produit en Algérie coûterait entre 1,2 et 2 dollars par kilogramme, contre 5 à 6 dollars en Europe. Ce différentiel substantiel confère à l’Algérie un avantage comparatif indéniable. À l’échelle de millions de tonnes, cela se traduit par des économies colossales pour les pays importateurs et des profits potentiels élevés pour l’Algérie.

Les acteurs impliqués dans le SoutH2 Corridor

Les grandes compagnies d’énergie

  • Sonatrach (Algérie) : pierre angulaire du secteur énergétique algérien, elle pilote la production de gaz et de pétrole et aspire désormais à étendre son périmètre à l’hydrogène vert.
  • Snam (Italie) : leader européen dans le transport de gaz, l’entreprise s’intéresse de près à la conversion des gazoducs pour acheminer l’hydrogène vert depuis l’Afrique du Nord.
  • VNG (Allemagne) : société allemande spécialisée dans la distribution de gaz naturel, elle voit dans l’hydrogène une opportunité pour diversifier ses approvisionnements.
  • Verbund (Autriche) : ce géant autrichien de l’énergie renouvelable souhaite s’imposer comme un acteur majeur de l’hydrogène bas-carbone, en partenariat avec l’Algérie et l’Italie.

L’implication des gouvernements

Le projet bénéficie d’un soutien politique de haut niveau dans chacun des pays concernés. L’Italie, l’Allemagne et l’Autriche échangent régulièrement avec l’Algérie et la Tunisie (pays de transit) pour établir un cadre réglementaire favorable. Les déclarations récentes de Giorgia Meloni à Rome, en juin 2023, et la rencontre entre le ministre algérien de l’Énergie Mohamed Arkab et ses homologues européens ce 21 janvier 2025 témoignent de l’importance stratégique accordée au dossier.

La Commission européenne suit de près l’évolution du SoutH2 Corridor, y voyant un complément potentiel aux autres initiatives de diversification énergétique. Bien que la Suisse participe en tant que pays observateur, l’UE pourrait, à terme, cofinancer certaines infrastructures ou encourager la standardisation technique pour faciliter l’injection d’hydrogène dans les réseaux de gaz existants.

Les enjeux économiques et géopolitiques du mégaprojet

En proposant une solution « gagnant-gagnant », l’Algérie et ses partenaires européens cherchent à redéfinir les termes de la coopération. Le SoutH2 Corridor répond à la fois à la quête de souveraineté énergétique de l’Europe et à la volonté de l’Algérie de valoriser ses ressources naturelles au-delà du gaz fossile. Cette reconfiguration laisse entrevoir un possible renforcement des liens entre les deux rives de la Méditerranée, autour d’un projet vert et innovant.

Si le SoutH2 Corridor tient ses promesses, l’Algérie pourrait devenir l’un des principaux exportateurs mondiaux d’hydrogène vert. Les retombées financières pour l’État et pour Sonatrach seraient considérables, permettant d’investir dans la modernisation des infrastructures, l’éducation, la santé ou d’autres secteurs de diversification économique. Sur le plan interne, cela pourrait conforter l’influence de Sonatrach et renforcer la position de l’Algérie en tant qu’acteur majeur de l’énergie.

Pour l’Italie, l’Allemagne et l’Autriche, le SoutH2 Corridor offre une opportunité d’accélérer leur transition énergétique tout en diminuant leur dépendance à l’égard des fournisseurs traditionnels de gaz. Sur fond de tensions géopolitiques (conflits en Europe de l’Est, incertitudes concernant les flux de gaz russe), l’hydrogène vert algérien apparaît comme une alternative crédible. Les pays importateurs pourraient ainsi réduire leur empreinte carbone et atteindre plus rapidement leurs objectifs climatiques.

Les défis techniques et environnementaux

La question principale reste la faisabilité technique du transport d’hydrogène sur de longues distances via des gazoducs initialement conçus pour le gaz naturel. Certains projets prévoient la conversion partielle des conduites, d’autres optent pour la construction d’infrastructures entièrement dédiées à l’hydrogène. Les coûts, l’étanchéité et la compatibilité des matériaux figurent parmi les enjeux clés.

Générer 4 millions de tonnes d’hydrogène vert par an exige des investissements massifs dans des centrales solaires, des électrolyseurs et des installations de stockage. Les promoteurs du projet devront donc s’assurer de la disponibilité des terrains, de la mobilisation de capitaux importants et de la stabilité du réseau électrique pour alimenter en continu ces infrastructures.

Bien que l’hydrogène vert soit salué comme une solution bas-carbone, la mise en place d’un réseau d’installations solaires, d’électrolyseurs et de gazoducs peut entraîner des impacts environnementaux non négligeables : artificialisation des sols, consommation d’eau dans un pays déjà soumis au stress hydrique, etc. Il sera crucial de garantir une gestion responsable de ces ressources pour éviter de nouvelles tensions écologiques.

Un calendrier ambitieux et un protocole d’accord déjà signé

Le 14 octobre dernier, un protocole d’accord visant à lancer les études de faisabilité et de rentabilité du SoutH2 Corridor a été signé à Oran. Les différentes entreprises partenaires – Sonatrach, Snam, VNG, Verbund, Sea Corridor – se sont engagées à coopérer pour analyser la viabilité économique, technique et environnementale du projet. L’objectif est de finaliser ces études dans les meilleurs délais afin de déterminer les scénarios de réalisation et d’estimer les coûts.

Face à l’urgence de la transition énergétique et à la concurrence d’autres projets similaires à travers le monde, les décideurs politiques des pays concernés poussent pour une mise en œuvre rapide. Les responsables espèrent, si tout se déroule comme prévu, commencer la construction des premières installations d’ici deux à trois ans, afin d’injecter de l’hydrogène vert dans les réseaux vers 2030. Un calendrier serré, qui dépendra toutefois des aléas géopolitiques et des arbitrages budgétaires.

Ce mardi 21 janvier 2025, une rencontre cruciale doit se tenir en Italie, rassemblant le ministre algérien de l’Énergie Mohamed Arkab, ses homologues européens, ainsi que le ministre tunisien de l’Énergie et la Commission européenne. La Suisse y assiste en tant qu’observateur. Cette réunion pourrait clarifier plusieurs points : financement, répartition des coûts, standards techniques et environnementaux, etc. De nombreux observateurs y voient la possibilité d’annoncer des avancées décisives.

Les retombées potentielles pour la Tunisie et l’Espagne

La Tunisie, point de passage entre l’Algérie et l’Italie, est directement concernée par l’acheminement de l’hydrogène. Le pays, qui aspire lui aussi à développer ses énergies renouvelables, pourrait bénéficier d’investissements dans les infrastructures et d’un effet d’entraînement sur son secteur énergétique. Toutefois, la Tunisie devra veiller à ce que cette nouvelle donne ne se limite pas à un simple transit, mais lui permette également de développer ses propres capacités de production verte.

Parallèlement au SoutH2 Corridor, l’Algérie a entamé des discussions avec la société espagnole Cepsa pour étudier la faisabilité d’une fourniture d’hydrogène à l’Espagne. Même si ce projet reste à un stade préliminaire, il illustre la volonté algérienne de diversifier ses débouchés et de conforter sa position de fournisseur énergétique sur plusieurs marchés européens. À terme, l’Algérie pourrait multiplier les corridors d’exportation, consolidant ainsi son rang de puissance énergétique globale.

Les retombées sur l’emploi et la société algérienne

Le déploiement de la filière hydrogène en Algérie pourrait être synonyme de milliers d’emplois dans la construction, l’ingénierie, l’exploitation et la maintenance des installations. Il pourrait également favoriser le transfert de compétences avec les pays européens, permettant à la jeunesse algérienne de se former aux technologies de pointe dans le domaine de l’énergie verte.

Si l’Algérie parvient à développer une chaîne de valeur complète autour de l’hydrogène (depuis la production solaire jusqu’à la distribution), ce secteur pourrait stimuler l’innovation et la recherche au sein des universités et centres R&D nationaux. Cela pourrait aussi encourager des partenariats avec des start-ups spécialisées dans le stockage, la logistique ou la digitalisation de l’énergie, contribuant à moderniser le tissu économique algérien.

Quels freins et controverses ?

Le succès du SoutH2 Corridor repose sur la coopération durable entre plusieurs États (Algérie, Tunisie, Italie, Autriche, Allemagne). Les divergences politiques ou les tensions géopolitiques régionales pourraient compliquer la réalisation du projet. Dans un contexte méditerranéen parfois agité, la moindre crise diplomatique pourrait retarder ou bloquer la construction des infrastructures.

Malgré des promesses de rentabilité, le financement d’installations solaires, d’électrolyseurs et de conduites spécifiques à l’hydrogène représente un investissement colossal. Les acteurs industriels attendent des garanties de la part des États, notamment via des mécanismes de soutien ou des contrats d’achat à long terme. Les retours sur investissement se mesureront sur une décennie ou plus, ce qui nécessite une certaine stabilité économique et juridique.

Bien que l’hydrogène vert soit présenté comme une solution propre, des ONG et des experts craignent des effets collatéraux : consommation d’eau considérable dans un pays souvent touché par la sécheresse, risques de monopole industriel, impact sur la biodiversité locale, etc. La société civile algérienne pourrait exiger des garanties pour que le développement de cette filière ne se fasse pas au détriment des populations locales ou de l’environnement saharien.

un corridor qui pourrait redessiner la carte énergétique euro-méditerranéenne

Le SoutH2 Corridor n’est pas qu’un simple projet d’infrastructure : il incarne le tournant qu’entendent prendre l’Algérie et plusieurs pays européens vers une énergie décarbonée et plus sûre. Pour l’Algérie, qui se profile comme un acteur clé de l’hydrogène vert, les enjeux sont multiples : diversification de son économie, renforcement de son influence géopolitique et, potentiellement, augmentation significative de ses revenus d’exportation. Côté européen, cette nouvelle source d’hydrogène renouvelable offre la perspective de réduire la dépendance aux énergies fossiles et d’accélérer la décarbonation de l’industrie.

La mise en œuvre concrète de ce corridor soulève toutefois des interrogations légitimes : coûts de l’investissement, stabilité régionale, respect de l’environnement, partage des bénéfices entre les partenaires. De nombreux obstacles – techniques, financiers et politiques – se dresseront inévitablement sur la route de ce mégaprojet. Les réunions bilatérales et multilatérales prévues dans les prochains mois seront décisives pour lever les ambiguïtés et faire avancer les négociations.

Si les acteurs parviennent à s’accorder sur un schéma gagnant-gagnant, le SoutH2 Corridor pourrait devenir un symbole de la coopération euro-méditerranéenne en matière d’énergie propre. Il viendrait conforter l’idée que la transition énergétique ne se joue pas seulement en Europe du Nord ou en Asie, mais qu’elle est également portée par des pays comme l’Algérie, dotés d’un formidable potentiel solaire. À l’heure où la communauté internationale cherche des solutions concrètes pour limiter le réchauffement climatique, l’hydrogène vert constitue une voie prometteuse, et le rôle de l’Algérie pourrait y être déterminant.

Article précédentAir Algérie : un vaccin obligatoire pour voyager en Arabie saoudite
Article suivantCommerce extérieur de l’Algérie en 2024 : une baisse préoccupante et des enjeux majeurs