Faut-il abroger l’accord franco-algérien de 1968 ? Les risques d’une rupture et les enjeux méconnus

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Faut-il abroger l’accord franco-algérien de 1968 ? Les risques d’une rupture et les enjeux méconnus

Depuis plusieurs mois, l’idée de dénoncer l’accord franco-algérien de 1968, relatif à la circulation et au séjour des ressortissants algériens en France, revient avec force dans le débat public. Portée par la droite dure et l’extrême droite, cette proposition suscite des interrogations majeures : quels pourraient être les effets juridiques, diplomatiques et économiques d’une telle décision ? Et surtout, est-ce vraiment le levier approprié pour juguler les problématiques migratoires et sécuritaires que certains responsables politiques mettent en avant ?
Alors que cette revendication prend de l’ampleur, des voix, venues aussi bien du monde juridique que de la société civile, s’élèvent pour souligner les dangers et l’imprécision d’un tel projet.

Origines et portée de l’accord de 1968

Un texte inscrit dans un héritage historique

Signé le 27 décembre 1968, l’accord franco-algérien sur l’immigration se situe dans la continuité des Accords d’Évian de 1962, qui ont mis fin à cent trente-deux ans de colonisation française en Algérie. À l’époque, l’objectif était de proposer un cadre spécifique aux ressortissants algériens souhaitant se rendre, travailler ou résider en France, tout en régulant les flux migratoires. On y voyait alors une manière d’officialiser des liens historiques forts, mais complexes, hérités du passé colonial.


Au fil des décennies, l’accord de 1968 a fait l’objet de plusieurs modifications, visant à l’adapter aux évolutions législatives françaises. Ce texte demeure néanmoins un instrument crucial, qui régit les conditions d’entrée, de séjour et de travail des Algériens, prévoyant notamment des dispositions dérogatoires au droit commun français pour les cartes de séjour ou le regroupement familial.

Un dispositif dérogatoire… pas toujours avantageux

Contrairement à une idée reçue largement véhiculée dans le débat public, l’accord de 1968 ne donne pas systématiquement plus de facilités aux ressortissants algériens. Ainsi, comme l’expliquent plusieurs juristes, il encadre et parfois limite l’accès à certains dispositifs.

Contrairement à d’autres nationalités, les Algériens ne bénéficient pas systématiquement du régime général du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (CESEDA). Ils sont soumis à des règles spécifiques, souvent plus complexes et parfois moins favorables que le droit commun.


En d’autres termes, loin d’être un « privilège » permanent, l’accord de 1968 peut constituer une forme de cadre restrictif. Pour de nombreux spécialistes, c’est précisément l’une des raisons pour lesquelles son abrogation pourrait s’avérer contre-productive si l’objectif est de limiter l’immigration : sans cet accord, les Algériens relèveraient du régime général, potentiellement plus souple dans certains cas (comme l’« admission exceptionnelle au séjour »).

Les révisions déjà prévues par le texte

Contrairement à ce que laissent entendre certains partisans de l’abrogation, l’accord de 1968 n’est pas figé : il a fait l’objet d’amendements successifs, de 1985 à 2001, pour tenir compte des évolutions législatives. D’ailleurs, il prévoit expressément la possibilité de révision, permettant une adaptation continue, plutôt qu’un acte brutal d’abrogation. Cette souplesse est souvent ignorée dans le débat public, où l’on préfère présenter l’accord comme un texte obsolète et contraire à l’intérêt national.


Comme le souligne le maître de conférences en droit public Hocine Zeghbib, l’abrogation pure et simple ne ferait pas disparaître l’enjeu migratoire : « Le régime général s’appliquerait alors, et les Algériens pourraient recourir à des voies légales d’admission que l’accord de 1968 encadre plus strictement. »

Les risques juridiques d’une abrogation unilatérale

La violation possible du droit international

Une telle dénonciation unilatérale soulève de sérieuses questions quant à la conformité avec la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités. Selon cette convention, on ne peut dénoncer un traité que si une clause le prévoit expressément ou si l’extinction du traité découle de son objet. Or, d’après de nombreux juristes, l’accord de 1968 ne prévoit pas de mécanisme de dénonciation unilatérale.
Abroger brutalement l’accord reviendrait donc à méconnaître le droit international. Au-delà des conséquences pour la relation franco-algérienne, cela pourrait ternir la réputation de la France comme État respectueux des normes internationales, d’autant que Paris se veut souvent un champion de la diplomatie multilatérale.

Un retour au « statu quo ante » des Accords d’Évian

Si la France devait tout de même dénoncer l’accord, certains spécialistes avancent qu’on reviendrait de fait au système instauré par les Accords d’Évian de 1962, beaucoup plus favorable à la libre circulation. Hocine Zeghbib évoque même la perspective d’une « libre circulation » rétablie, puisque l’accord de 1968 serait remplacé par les dispositions originaires, plus permissives.


Cette situation paradoxale ferait perdre à la France l’ensemble des dispositifs de contrôle élaborés depuis la signature du texte, augmentant potentiellement les flux migratoires. L’idée d’« abrogation pour lutter contre l’immigration » se transformerait ainsi en mesure contre-productive.

Un précédent dangereux pour d’autres accords

La France a conclu de nombreux accords bilatéraux relatifs à l’immigration ou à la coopération économique avec divers pays, notamment au Maghreb et en Afrique subsaharienne. Déchirer un traité d’une telle ampleur créerait un précédent diplomatique : comment la France pourrait-elle dès lors justifier le respect d’autres accords, ou exiger la réciprocité dans des dossiers sensibles, si elle-même ne tient pas ses engagements ?


Les conséquences se feraient sentir au-delà de la seule Algérie, sapant la confiance dans la parole et la signature françaises. Un handicap d’autant plus lourd dans une période où l’influence de Paris en Afrique est déjà mise à mal.

Les implications diplomatiques et sécuritaires pour la France

Une « boîte de Pandore » aux effets multiples

Comme le souligne le juriste Amine Elbahi dans sa tribune, abroger l’accord franco-algérien s’apparenterait à « ouvrir la boîte de Pandore ». D’un point de vue diplomatique, cela pourrait être interprété par Alger comme une déclaration d’hostilité franche, voire une rupture délibérée des relations bilatérales.


La coopération en matière de lutte contre le terrorisme, la gestion des flux migratoires illégaux, ou encore la signature de laissez-passer consulaires pour les expulsions seraient immédiatement affectées. Avec une Algérie qui contrôle une part de la route migratoire méditerranéenne, c’est un enjeu majeur pour la France, d’autant que des milliers de ressortissants algériens se trouvent déjà sur le sol hexagonal.

Les retombées énergétiques et économiques

Il ne faut pas négliger l’importance économique de la relation franco-algérienne. De nombreuses entreprises françaises sont implantées en Algérie, tandis que le gaz algérien joue un rôle dans l’approvisionnement énergétique de l’Europe, notamment en période de tensions avec la Russie.


Une rupture diplomatique pourrait compliquer les échanges commerciaux et fragiliser les approvisionnements. Dans un contexte de crise énergétique, où chaque partenaire fiable compte, se priver de la coopération algérienne en la matière reviendrait à se tirer une balle dans le pied. Ce constat est partagé par des experts du secteur énergétique, qui avertissent qu’en cherchant à « punir » l’Algérie, la France risquerait de mettre en péril sa propre sécurité énergétique.

Les enjeux sécuritaires et la lutte contre le terrorisme

L’Algérie est reconnue pour son expérience dans la lutte contre le terrorisme, depuis la décennie noire des années 1990. Sa collaboration avec la France, bien que jamais idéale, a souvent été perçue comme un atout majeur pour la sécurité régionale. En cas de rupture sur la question de l’accord de 1968, Alger pourrait réduire sa coopération en matière de renseignement, ralentir la traque des réseaux terroristes, ou encore freiner la communication sur les filières de radicalisation.


Au Maghreb et au Sahel, où la France poursuit des missions de stabilisation, l’implication ou la bienveillance de l’Algérie s’avère décisive. Une crise durable compromettrait ainsi la capacité de Paris à gérer ces dossiers sécuritaires.

L’accord de 1968 : un « faux symbole » de l’immigration algérienne ?

Une idée reçue sur les prétendus privilèges

Dans l’opinion publique française, l’accord de 1968 est souvent présenté comme un vecteur de « privilèges » pour les Algériens. Or, les données montrent l’inverse : il encadre, voire restreint, certaines formes de régularisation. La carte de résident n’est pas systématiquement plus facile à obtenir, et les Algériens ne bénéficient pas de tous les dispositifs du CESEDA.


Les chiffres cités par Hocine Zeghbib confirment cette réalité : malgré l’accord, la progression de l’immigration algérienne est restée contenue au fil des années. Les Marocains, dépourvus de dispositif équivalent, enregistrent même un taux d’immigration comparable, voire supérieur par moments.

Une charge symbolique à l’extrême-droite

La résurgence de l’appel à abroger l’accord de 1968 dans les rangs de l’extrême droite et de la droite dure s’explique en grande partie par la « charge symbolique » que revêt ce texte. On l’accuse de tous les maux, on y voit la cause d’une prétendue insécurité, ou d’un prétendu « laxisme migratoire ».


Mais derrière ce discours, la réalité est plus nuancée : le nombre d’Algériens en situation irrégulière en France n’est pas essentiellement dû aux dispositions de l’accord, et les difficultés de reconduite à la frontière relèvent souvent d’autres problèmes administratifs ou de coopération diplomatique. Abroger le texte ne résoudrait rien à la source, insistent plusieurs experts.

Les partisans de la dénonciation : un échec politique

Les milieux politiques qui exigent la révocation de l’accord avaient, il y a encore quelques années, plaidé pour une renégociation. Face à l’impossibilité de parvenir à leurs fins, ils prônent désormais une solution radicale. Pour Amine Elbahi, il s’agit d’un « aveu d’échec dans la durée, un aveu d’impuissance politique insupportable ».


Si la dénonciation avait réellement pour but de limiter l’immigration, on peut se demander pourquoi les défenseurs de cette position ont tardé à réagir, ou pourquoi ils n’ont pas soutenu plus tôt la mise en place de mesures de contrôle plus efficaces dans le cadre existant.

Lectures critiques et perspectives d’avenir

Un débat instrumentalisé

La crise diplomatique majeure entre la France et l’Algérie, qui a débuté à l’été 2024, sert de catalyseur à l’extrême droite française pour relancer le débat sur l’accord de 1968. On peut voir dans cette coïncidence un usage opportuniste des tensions, visant à capitaliser politiquement sur une opinion publique inquiète et en quête de boucs émissaires.
Les partisans de la dénonciation misent sur la confusion entre immigration irrégulière et immigration légale encadrée par l’accord, espérant séduire un électorat sensible à la rhétorique identitaire. Mais en rendant l’Algérie responsable de tous les dysfonctionnements, ils passent sous silence les failles structurelles du système d’asile et de régularisation en France.

Le risque d’une rupture diplomatique définitive

Abroger l’accord, c’est prendre le risque d’une confrontation majeure avec Alger. L’Algérie pourrait restreindre sa coopération migratoire, geler la délivrance des laissez-passer consulaires, voire remettre en cause la reprise de ses ressortissants en situation irrégulière. L’État français se retrouverait alors confronté à un dilemme : multiplier les expulsions à vide, ou accepter la présence prolongée en France d’Algériens en situation irrégulière.


Sur un plan plus large, l’Algérie pourrait également revoir sa coopération économique et sécuritaire. Il n’est pas exclu qu’elle décide de rediriger ses ressources énergétiques vers d’autres partenaires, comme la Chine, l’Italie ou la Turquie, au détriment des intérêts français.

La possibilité d’une révision raisonnable

Entre l’abrogation brute et le statu quo, existe la voie de la révision, prévue dans l’accord lui-même. Cette option permettrait d’ajuster certaines clauses devenues obsolètes, de clarifier les conditions de séjour ou de travail, et d’améliorer la coopération policière et judiciaire. En évitant la rupture, la France préserverait son influence dans la région et maintiendrait un cadre juridique clair pour les milliers d’Algériens résidant légalement sur son territoire.


Cette solution, moins spectaculaire, aurait l’avantage de ne pas mettre en péril des décennies de relations diplomatiques et de collaboration économique, tout en répondant à certaines préoccupations légitimes de l’opinion française sur la gestion de l’immigration.

Conclusion
La tentation d’abroger l’accord franco-algérien de 1968 procède d’une vision simpliste, voire populiste, de la réalité migratoire. Les experts s’accordent à dire qu’une telle dénonciation risquerait de se retourner contre la France elle-même, en fragilisant sa position diplomatique, en complexifiant la gestion de l’immigration, et en altérant ses relations avec un partenaire stratégique en Méditerranée.

Loin d’être un passe-droit favorable aux ressortissants algériens, l’accord de 1968 encadre et régule leur présence sur le territoire français. Le dénoncer équivaudrait à déchirer un texte qui, depuis plus d’un demi-siècle, sert de référence pour maintenir un équilibre entre histoire partagée, impératifs de souveraineté et besoin de coopération mutuelle.

La question n’est pas de savoir si l’accord doit disparaître, mais plutôt comment l’ajuster intelligemment pour qu’il réponde aux défis actuels. Réformer intelligemment, au lieu de tout démolir, apparaît comme la seule voie raisonnable pour éviter un chaos juridique et diplomatique. Le débat autour de l’abrogation de l’accord de 1968 doit donc être replacé dans cette perspective : la recherche d’une relation constructive et réciproque, plutôt que le recours à des gesticulations politiques qui mettraient en péril la coopération entre la France et l’Algérie à long terme.

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