La valeur du dinar algérien face aux principales devises est un sujet de préoccupation majeure pour l’État, les opérateurs économiques et les citoyens. Ces derniers jours, l’euro a repris une tendance haussière sur le marché noir, dépassant à nouveau la barre des 250 dinars pour un euro. Cette évolution, qui contraste avec la baisse temporaire enregistrée fin 2024, suscite de nombreuses interrogations quant aux causes de ce rebond et aux politiques de contrôle mises en place par le gouvernement. Dans un contexte marqué par l’inclusion de l’Algérie sur la liste grise du GAFI (Groupe d’action financière) et par la volonté affichée des autorités de lutter contre le blanchiment d’argent, la question se pose : cette nouvelle flambée est-elle un phénomène passager ou reflète-t-elle des déséquilibres plus profonds de l’économie algérienne ?
Un retour au-dessus de 250 dinars : les faits marquants
Les chiffres clés du Square Port Saïd
Le Square Port Saïd, à Alger, est considéré comme le baromètre le plus fiable du marché noir des devises en Algérie. Après avoir chuté à 242 dinars pour un euro, la monnaie unique européenne est repartie à la hausse, atteignant 253 dinars au cours du week-end dernier. Ce lundi 13 janvier, le taux s’affiche même à 253,5 DZD pour un euro, marquant une légère progression de 0,5 dinar par rapport à la veille.
Le dollar américain, quant à lui, se maintient à 244 dinars l’unité, après avoir frôlé un record historique à 248 DZD le 9 décembre dernier. Ainsi, si l’euro reprend des couleurs sur le marché parallèle, le dollar demeure stable et se situe à un niveau proche de ses plus hauts. L’attrait pour les deux principales devises mondiales ne faiblit pas, malgré les tentatives de l’État algérien de maîtriser ce secteur informel.
Un pic historique encore lointain pour l’euro
Selon les cambistes du marché noir, l’euro n’a pas encore retrouvé son pic historique de 262 dinars, atteint début décembre 2024. Pour autant, la tendance actuelle renforce le sentiment que les devises occidentales sont considérées comme des valeurs refuges pour les ménages et les commerçants locaux. Les mouvements haussiers observés ces derniers jours sont d’autant plus marquants qu’ils interviennent après une phase de relative stagnation (autour de 242-245 DZD pour 1 EUR).
Offre soutenue, demande en berne
De manière paradoxale, la hausse de l’euro intervient dans un contexte où la demande sur le marché parallèle est jugée « plus faible » qu’auparavant, tandis que l’offre demeure soutenue. Selon certains cambistes interrogés sur place, ce léger déséquilibre suffit parfois à faire basculer les cours. Les hésitations de certains revendeurs à brader leurs devises pourraient aussi expliquer la remontée, dans l’espoir d’obtenir de meilleurs profits.
Le marché officiel : un euro en baisse, un dollar en hausse
Les évolutions sur le marché interbancaire
Contrairement aux variations constatées au Square Port Saïd, le marché officiel affiche une tendance inverse pour l’euro. Celui-ci est repassé sous la barre des 140 dinars (139,39 DZD), marquant une baisse par rapport aux semaines précédentes. Le dollar, en revanche, s’apprécie face au dinar, franchissant le seuil des 136 dinars pour la première fois depuis la fin de l’année 2024.
Politique monétaire et tentatives de contrôle
La Banque d’Algérie poursuit une politique de gestion prudente de la valeur du dinar, cherchant à limiter les fluctuations trop brutales. Toutefois, le taux de change officiel reste largement décorrélé du marché noir, phénomène qui pose un réel problème de transparence et favorise la dualité des échanges. Les autorités ont parfois recours à de légers ajustements du cours officiel pour tenter d’absorber les chocs externes, sans pour autant réussir à faire diminuer la demande de devises sur le circuit informel.
Les écarts de taux : un fossé grandissant
L’écart important entre le taux officiel (environ 139 DZD pour 1 EUR) et le cours du marché noir (autour de 253 DZD) représente un enjeu majeur. Il incite de nombreux acteurs à se tourner vers le marché informel pour obtenir des devises à un taux plus avantageux pour les détenteurs de dinars, mais plus pénalisant pour l’économie nationale dans son ensemble. Ce « trou noir » monétaire encourage la circulation de liquidités hors du cadre bancaire et favorise les circuits d’évasion fiscale et de blanchiment.
L’Algérie sur la liste grise du GAFI : enjeux et conséquences
Que signifie l’inscription sur la liste grise ?
En octobre 2024, le Groupe d’action financière (GAFI) a inclus l’Algérie dans sa liste grise. Cela signifie que le pays est considéré comme présentant des défaillances dans la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme. Sans être aussi contraignante que la liste noire, cette classification demeure un signal d’alarme à l’international, invitant l’Algérie à renforcer son dispositif légal et institutionnel pour contrer les flux illicites.
Un signal d’alerte pour le gouvernement algérien
L’entrée sur la liste grise du GAFI exerce une pression sur les autorités. Elle met en évidence le rôle que peut jouer le marché noir des devises dans l’évasion de capitaux et la constitution de fortunes non déclarées. Cette inclusion ternit aussi l’image du pays auprès des investisseurs étrangers, pouvant freiner les ambitions économiques et commerciales.
En réponse, le gouvernement a déjà annoncé une série de mesures destinées à limiter les transactions en espèces, ainsi qu’un renforcement des contrôles sur les opérations financières suspectes. L’objectif affiché est d’assainir l’environnement financier et de réduire la part du commerce informel.
Le rôle clé de la finance informelle
La présence d’un marché parallèle florissant n’est pas propre à l’Algérie, mais elle y prend une ampleur particulière. Sans mécanismes transparents permettant l’achat et la vente de devises à un taux unifié, la spéculation s’installe, et les acteurs économiques préfèrent souvent contourner le système bancaire officiel pour maximiser leurs gains. Or, cette pratique contribue à alimenter un cycle de défiance mutuelle : les citoyens se méfient de la politique monétaire, et l’État se méfie des flux financiers qu’il ne maîtrise pas.
Le gouvernement face au défi du cash et de la spéculation
Le renforcement des mesures anti-blanchiment
Mercredi dernier, une réunion gouvernementale s’est tenue pour discuter de la lutte contre l’utilisation du cash dans les transactions commerciales. Des pistes ont été évoquées, comme l’élargissement de la liste des opérations où les espèces seraient interdites ou strictement limitées. Ces initiatives devraient pousser les acteurs économiques à recourir davantage aux moyens de paiement traçables (cartes bancaires, virements, chèques) et, par conséquent, diminuer la demande de billets sur le marché noir.
Pourquoi la lutte reste complexe
Malgré la volonté de « démanteler » le marché noir, la réalité algérienne est plus nuancée. En l’absence d’une confiance forte dans le système bancaire, de nombreux citoyens conservent leurs économies en liquide, ce qui alimente le besoin de devises. La digitalisation des paiements demeure embryonnaire, et la bancarisation progresse lentement, freinée par un manque d’infrastructures adéquates et de campagnes d’information.
Une stratégie de long terme ?
Des rumeurs courent sur l’imminence de mesures encore plus drastiques, comme l’obligation pour certains corps de métier (grossistes, concessionnaires auto, promoteurs immobiliers, etc.) de déclarer systématiquement leurs flux ou de bannir le paiement en espèces au-delà d’un certain seuil. Si le gouvernement souhaite rassurer le GAFI et les partenaires internationaux, il devra s’engager dans une réforme de longue haleine pour harmoniser le système monétaire et redonner confiance aux Algériens dans l’utilité de recourir aux banques.
Lecture critique : entre enjeux de souveraineté et pressions internationales
La frustration d’une population face à la dévaluation
La remontée de l’euro au-dessus de 250 dinars sur le marché noir reflète aussi un malaise plus profond : la population éprouve une forme de lassitude devant la dépréciation continue du dinar et la cherté des biens importés. Avec un niveau de pouvoir d’achat déjà éprouvé par l’inflation, cette dynamique suscite des inquiétudes quant à la capacité de l’État à stabiliser la monnaie nationale.
Le dilemme de la souveraineté monétaire
Le gouvernement algérien affiche depuis plusieurs années une volonté d’indépendance économique, limitée toutefois par la réalité d’une économie restée trop dépendante des hydrocarbures et d’un commerce extérieur peu diversifié. Les pressions internationales (liste grise du GAFI) et la nécessité de contenir la spéculation mettent les décideurs en porte-à-faux : faut-il laisser flotter davantage le dinar sur le marché officiel ou le maintenir à un niveau artificiellement bas ? Dans les deux cas, l’efficacité reste à démontrer.
Un manque de réformes structurelles ?
Une partie des économistes algériens pointent du doigt l’absence de réformes structurelles capables de résorber la fracture entre le taux officiel et le taux parallèle. Parmi les solutions envisagées, on cite l’ouverture partielle du marché des changes, la mise en place de bureaux de change officiels ou la mise à niveau du secteur bancaire pour mieux absorber les flux financiers. Autant de chantiers ambitieux, qui exigeraient une volonté politique forte et un consensus national difficile à obtenir.
Vers un paysage monétaire plus stable ?
Les scénarios d’évolution du taux de change
À court terme, si la demande en devises reste modérée et que l’État accentue les contrôles sur l’origine des fonds, l’euro pourrait stagner ou enregistrer de légères fluctuations autour de 250-260 DZD sur le marché noir. Toutefois, un pic similaire à celui de décembre 2024 (262 DZD) n’est pas exclu, notamment si les perspectives économiques s’assombrissent ou si les détenteurs de devises jugent plus sûr de conserver leurs euros ou leurs dollars.
Sur le marché officiel, la politique de la Banque d’Algérie devrait continuer à privilégier une dévaluation lente et maîtrisée du dinar, dans l’espoir de soutenir la compétitivité des exportations hors hydrocarbures. Mais sans réformes profondes, le fossé avec le marché informel risque de persister.
La réaction des investisseurs
Pour les investisseurs étrangers, l’instabilité du marché monétaire constitue un frein majeur à la planification de leurs activités. Un euro trop cher renchérit le coût des projets importés, tandis qu’un dinar faible limite les perspectives de gains sur place. La lutte contre la corruption et la transparence financière demeurent des conditions essentielles pour attirer des capitaux étrangers, à l’heure où la concurrence régionale s’intensifie.
L’ombre de la crise globale
Enfin, il ne faut pas négliger l’impact d’éventuels chocs externes. Une récession mondiale ou une baisse drastique du prix du pétrole pourrait affecter gravement les réserves de change algériennes, réduites depuis la chute des cours en 2014. Dans ce cas, la pression sur le dinar augmenterait, alimentant un cercle vicieux où la demande de devises (et donc l’euro et le dollar) grimperait encore sur le marché noir.
Conclusion : Une énième secousse ou le signe d’un bouleversement durable ?
L’envolée de l’euro au-dessus de 250 dinars sur le marché noir, alors que la devise européenne recule sur le marché officiel, illustre la persistance d’une dualité monétaire en Algérie. Malgré les efforts du gouvernement pour contrôler le cash et limiter les transactions informelles, la tendance reste alimentée par un mélange de facteurs : manque de confiance dans la monnaie nationale, inflation, pression du marché gris, etc. L’inscription sur la liste grise du GAFI accentue par ailleurs la nécessité d’un assainissement en profondeur du secteur financier et d’une meilleure traçabilité des flux.
La question demeure : cette hausse de l’euro n’est-elle qu’une péripétie de plus dans une histoire mouvementée, ou préfigure-t-elle un durcissement des conditions monétaires pour les Algériens ? Tant que le marché noir prospérera, tirant profit des écarts considérables avec le taux officiel, le dinar risque de rester vulnérable aux spéculations et aux manipulations. La route vers un alignement des deux marchés apparaît semée d’embûches, exigeant à la fois des réformes structurelles, une révision de la politique monétaire et un renforcement des mécanismes de contrôle. Sans ces ajustements majeurs, l’Algérie continuera de naviguer dans une zone grise, entre volonté d’indépendance monétaire et réalité de la pression internationale.