Crise France-Algérie : une « algérophobie d’État » est-elle en marche ?

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Crise France-Algérie : une « algérophobie d’État » est-elle en marche ?

Les relations entre l’Algérie et la France traversent une zone de turbulences sans précédent depuis l’indépendance en 1962. À la longue liste de griefs accumulés ces derniers mois – reconnaissance de la “marocanité” du Sahara occidental par Paris, arrestation de l’écrivain Boualem Sansal, tentative d’expulsion ratée d’un influenceur algérien – s’ajoute la dénonciation, par l’ancien ministre et diplomate algérien Abdelaziz Rahabi, d’une « algérophobie élevée au rang de raison d’État en France ». D’un côté, l’exécutif français fait face à des critiques internes sur sa gestion de la crise, de l’autre, la classe politique algérienne adopte un ton mesuré, semblant privilégier la fermeté silencieuse. Faut-il s’attendre à une rupture durable, ou n’assistons-nous qu’à un « ballet des insignifiants », selon les mots d’Abdelaziz Rahabi ?

Les accusations de « ballet des insignifiants » : entre constat et provocation

Abdelaziz Rahabi, un critique avisé de la diplomatie française

Diplomate de carrière, ancien ambassadeur et ex-ministre algérien de la Communication, Abdelaziz Rahabi est connu pour son franc-parler. Dimanche soir, dans une déclaration publiée sur son compte X (ex-Twitter), il a employé des mots forts pour décrire ce qu’il considère comme une hostilité décomplexée de Paris à l’égard d’Alger. Selon Rahabi, le déferlement de propos agressifs de la part de certains responsables français – notamment Bruno Retailleau et Jean-Noël Barrot – relèverait d’une « algérophobie élevée au rang de raison d’État ».

Le diplomate ne s’est pas limité à la critique d’une classe politique. Il a également dénoncé la « rente mémorielle négative » que certains milieux en France exploiteraient, rappelant que le passé colonial – encore très présent dans la mémoire collective – sert de carburant à des discours populistes et xénophobes.

Un “ballet des insignifiants” pour expliquer l’escalade

Rahabi emploie l’expression « ballet des insignifiants » pour qualifier les récentes déclarations des ministres français des Affaires étrangères et de l’Intérieur, suggérant que ces postures agressives ne reflètent pas une vraie volonté politique, mais plutôt un jeu médiatique destiné à satisfaire certains courants populistes. À ses yeux, il n’existe aucun « motif sérieux » justifiant la radicalisation du discours anti-algérien dans l’Hexagone.

Dans un contexte où la crise semble encore maîtrisable, l’alerte lancée par l’ancien ministre algérien résonne comme un avertissement : en alimentant l’hostilité, même pour des raisons électoralistes, Paris risque de banaliser une forme d’“algérophobie” et, par ricochet, de compromettre durablement tout dialogue constructif.

Racines de la crise : de la “marocanité” du Sahara au cas Sansal

La décision de Macron sur le Sahara occidental

Pour de nombreux observateurs, la crise actuelle trouve son origine dans la reconnaissance par Emmanuel Macron, fin juillet, de la “marocanité” du Sahara occidental. Cette position a heurté Alger, soutien historique du Front Polisario, et a été perçue comme un « acte de trahison » de la part d’un pays qui se présentait autrefois comme un médiateur potentiel dans ce dossier épineux.

Si Paris a cherché à justifier cette décision par la nécessité de maintenir des liens solides avec Rabat – partenaire stratégique au Maghreb – la réaction algérienne ne s’est pas fait attendre. Cette prise de position a déclenché une vague de critiques en Algérie, de la société civile jusqu’aux cercles officiels, jugeant que la France avait volontairement ignoré les sensibilités algériennes.

L’arrestation de Boualem Sansal

Début novembre, l’arrestation à Alger de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, 75 ans et malade, a envenimé un peu plus les relations. Les autorités algériennes affirment que Sansal est poursuivi pour avoir enfreint la législation nationale, tandis qu’en France, politiques et intellectuels dénoncent une répression de la liberté d’expression. L’affaire Sansal est rapidement devenue un symbole de la dérive autoritaire prêtée au régime algérien, alimentant un discours médiatique accusateur à Paris.

L’épisode Doualemn, catalyseur d’une tension extrême

Jeudi 9 janvier, un influenceur algérien d’une soixantaine d’années, surnommé Doualemn, a été expulsé par les autorités françaises vers Alger. Coup de théâtre : l’Algérie l’a renvoyé dans le même avion, estimant que son expulsion était « arbitraire et abusive ». Ce camouflet diplomatique a provoqué la colère du ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau, qui y a vu une volonté d’« humilier la France ». Jean-Noël Barrot, ministre des Affaires étrangères, a évoqué la possibilité de « riposter » si Alger poursuivait cette « escalade ». Dans la foulée, le gouvernement algérien a rejeté toute accusation d’“escalade” et dénoncé la manipulation de faits présentés comme un simple “refus d’obtempérer” sans justification légale.

L’Algérie entre fermeté et silence calculé

Une réaction mesurée du gouvernement algérien

Malgré les attaques verbales en provenance de Paris, le gouvernement algérien a opté pour une communication sobre. La seule réponse officielle notable émane du ministère des Affaires étrangères, qui a qualifié l’expulsion de Doualemn d’« abusive » et souligné que l’influenceur n’avait pas eu le temps de défendre ses droits lors d’un procès prévu en février.

Cette retenue s’explique peut-être par la conviction qu’il s’agit davantage d’une tempête médiatique en France que d’une volonté de rupture totale. Alger, conscient de ses leviers économiques et géopolitiques (hydrocarbures, dossiers sécuritaires au Sahel), semble privilégier la prudence afin de conserver la main dans un rapport de force qui pourrait rapidement basculer.

La classe politique algérienne dans l’expectative

De manière générale, les partis politiques et les personnalités influentes en Algérie ne se sont pas lancés dans une surenchère. Certains observateurs expliquent ce calme relatif par le fait que l’opinion publique algérienne est habituée à voir la France comme un partenaire parfois difficile, voire hostile, sans que cela débouche nécessairement sur une rupture.

La mise en scène de la crise dans certains médias français, jugée exagérée par Alger, renforce l’idée que cette agitation répond à des motivations internes à la France, notamment la pression de l’extrême droite et d’une partie de la droite traditionnelle en quête de boucs émissaires.

La « rente mémorielle négative » : un concept au cœur du malaise

La mémoire coloniale comme carburant politique

Abdelaziz Rahabi pointe du doigt « la montée des populismes dans des pays au passé colonial ou fasciste », citant la France, l’Italie et l’Allemagne. Selon lui, cette résurgence de mouvements identitaires nourrit une “rente mémorielle négative”. En d’autres termes, certains responsables politiques exploiteraient le souvenir du passé colonial pour attiser des sentiments xénophobes, dans une visée électoraliste ou idéologique.

Cette analyse résonne particulièrement dans le débat français, où la question mémorielle algérienne reste sensible, entre volonté de reconnaissance historique et velléités de certains groupes politiques de rouvrir les plaies du passé.

Les élites politico-médiatiques sous influence ?

Rahabi souligne que la France pourrait avoir rappelé « tout ce qu’elle compte comme algérophobes », laissant entendre que certains cercles influents ont sauté sur l’occasion pour rallumer les braises d’un ressentiment historique. Les tensions diplomatiques, au lieu d’être gérées par la voie discrète, se transforment en spectacle médiatique, alimenté par des figures publiques qui n’hésitent pas à recourir à une rhétorique agressive.

Cette stratégie, si elle vise à rassembler un électorat sensible à l’idée d’une France “humiliée” par l’Algérie, risque toutefois de provoquer un effet inverse en Algérie, où la fierté nationale est un ciment identitaire puissant.

Quels impacts pour la France ?

Un discrédit international

Si la France persiste dans une posture jugée arrogante, elle pourrait perdre en crédibilité sur la scène internationale. Déjà, des voix s’élèvent pour dénoncer la gestion musclée de cette crise par le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, et par le chef de la diplomatie, Jean-Noël Barrot.

Paris pourrait se retrouver isolée, notamment au sein du Maghreb où l’Algérie jouit d’un certain leadership. Cette crispation pourrait également fragiliser des dossiers sensibles tels que la coopération antiterroriste au Sahel, les échanges commerciaux, ou encore la question migratoire.

L’influence française mise à mal

La France, désireuse de maintenir son statut d’acteur majeur au Maghreb, se heurte à la concurrence d’autres puissances (Turquie, Chine, Russie) qui cherchent à renforcer leurs liens avec Alger. La crise actuelle, si elle se prolonge, pourrait accélérer le basculement de l’Algérie vers ces nouveaux partenaires, au détriment des intérêts français, notamment dans le secteur des hydrocarbures ou des infrastructures.

Les dossiers économiques et migratoires en danger

Sur le plan économique, de nombreuses entreprises françaises dépendent du marché algérien. Une détérioration prolongée des relations pourrait compliquer leurs activités, voire les pousser à reconsidérer leurs investissements.

Au niveau migratoire, la France s’est souvent servie des visas comme levier de pression. Mais une surenchère dans ce domaine risque de provoquer un rejet radical à Alger, sans compter qu’elle touche aussi les Français d’origine algérienne pour qui cette crispation est source de tensions identitaires.

Vers une sortie de crise ou une rupture prolongée ?

Les initiatives de dialogue demeurent timides

Jusqu’ici, les appels au dialogue, émanant notamment du ministre des Affaires étrangères Jean-Noël Barrot, n’ont pas abouti à une désescalade. L’Algérie ne semble pas disposée à faire le premier pas, préférant camper sur une position de principe pour marquer sa souveraineté.

Les risques d’un prolongement de la crise

Si cette crise se prolonge, plusieurs scénarios se dessinent :

  1. Escalade verbale : les déclarations hostiles de part et d’autre se multiplient, ancrant l’idée d’une “algérophobie” institutionnalisée et alimentant le rejet d’Alger envers la France.
  2. Blocage des dossiers importants : coopération sécuritaire, affaires économiques, dossiers migratoires pourraient être gelés, avec un impact concret pour les deux pays.
  3. Possible changement de posture : face aux pressions internes (entreprises, diaspora franco-algérienne, diplomates), la France pourrait revenir à une approche plus conciliante, mais au prix de concessions qui apparaîtraient comme un recul pour l’exécutif français.

Entre “algérophobie d’État” et enjeux politiques, un équilibre précaire

Alors qu’Abdelaziz Rahabi parle d’« algérophobie élevée au rang de raison d’État » pour décrire la politique française envers Alger, il est indéniable que la crise actuelle est nourrie par des postures populistes et une instrumentalisation mémorielle. Les déclarations tonitruantes des ministres français, combinées aux réactions outrées d’Alger, créent un climat où chaque incident prend des proportions démesurées.

Il demeure possible que ce “ballet des insignifiants” ne soit qu’un épiphénomène, voué à s’estomper lorsque l’actualité médiatique se détournera de l’Algérie. Mais le risque d’une rupture durable ne doit pas être sous-estimé : les conséquences pourraient être lourdes pour la France, tant sur le plan géopolitique qu’économique. À l’heure où Paris cherche à conforter son rôle d’acteur majeur au Maghreb, une crise prolongée affaiblirait son influence, au bénéfice d’autres puissances prêtes à renforcer leurs liens avec Alger.

Pour éviter cette issue, un effort concerté de modération et de diplomatie, respectueux des sensibilités historiques et culturelles, paraît indispensable. Sans quoi, l’“algérophobie d’État” dénoncée par Rahabi pourrait s’enraciner, alimentant un ressentiment mutuel lourd de conséquences pour les deux rives de la Méditerranée.

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